La force de regarder demain

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Aimé Césaire

Les trois premiers programmes mis en œuvre par FOKAL dès 1996 relevaient d’un double parti pris : d’une part il s’agissait pour nous de développer et proposer des programmes éducatifs novateurs à des initiatives locales à Port-au-Prince ou en région, et d’autre part viser d’abord les enfants, et les jeunes scolarisés. Ces choix provenaient de l’analyse que nous avions faite du secteur éducatif haïtien et de son histoire élitaire complexe. Lorsque s’est exprimée autour des années 1960 une large demande populaire d’école,  l’offre publique faisant défaut, on a assisté à une mercantilisation de l’éducation, accompagnée souvent d’une idéologisation ou d’une politisation de la question linguistique, créole/français. L’école a fonctionné et fonctionne encore à plusieurs vitesses. Largement tributaire de la situation financière des parents, elle laisse ainsi des milliers de jeunes, filles et garçons, en marge du système, ou alors soumis à un apprentissage médiocre. Dans ces conditions, notre contribution ne pouvait être que modeste même si nous la voulions significative.

 

Les bibliothèques

Pic BMC 2Le premier programme lancé fut celui des bibliothèques. La création de la bibliothèque Étoile Filante pendant le coup d’État de 1991, avec un groupe de jeunes du quartier laissé-pour-compte de Martissant, nous paraissait un modèle qui méritait d’être reproduit ailleurs dans le pays. A cela s’ajoutait deux expériences personnelles. Pendant six ans, alors que je poursuivais mes études universitaires, j’avais travaillé au New York Public Library, un lieu extraordinaire de culture, de connaissances, de ressources, où j’avais pu affiner un goût préexistant pour les livres, ce qu’ils nous apprennent du monde et de nous-mêmes. Et voilà que l’année même de la création de FOKAL, mon amie Monique Calixte meurt à Paris à l’âge de 50 ans. Au cours de sa brève existence, elle avait constitué une belle bibliothèque personnelle. Ses parents ont souhaité nous l’offrir et ses amis se sont engagés à nous soutenir. Ainsi furent créées simultanément la Bibliothèque Monique Calixte (la BMC) à Port-au-Prince, et l’Association Monique Calixte (AMC) à Paris.

MDPL Site FOKAL 1L’inauguration en 1997 de la BMC dans une belle maison de la Place Jérémie fut un événement. Elle ne tarda pas à accueillir chaque jour des centaines de jeunes des écoles du quartier et de développer un programme de conférences/débats qui réunissaient écrivains, poètes, journalistes, artistes, militants politiques, hommes et femmes d’ici ou de la diaspora qui acceptaient de « parler » aux jeunes. Aimé Césaire dont le vers La force de regarder demain est en exergue de cet article a d'ailleurs fait l'objet d'une grande exposition collective en 1999. Debats, exposition de textes et d'affiches, performances, projections et lectures étaient au programme afin de permettre au public de (re)connaitre ce grand homme de la Caraibe sous ses aspects politique, litteraire et poetique ainsi que le contexte mondial de militance de cette periode.

Pic BMC 1La BMC fut transférée en 2003 au premier étage de notre nouveau local à l’Avenue Christophe, et n’a cessé de continuer d’être un haut lieu de lecture publique, de brassage d’idées, de rencontres, d’événements culturels qui rassemblaient des centaines de lecteurs et lectrices fidélisées à tout ce qui s’y passait. Il est à noter la dominante masculine, les filles même à l’école ont la charge de tâches domestiques qui limitent leur disponibilité.

pyepoudre1Nous aurions pu nous en arrêter là. Mais le succès de nos deux premières bibliothèques allait susciter une demande de la part d’associations de jeunes dans la capitale et les villes de province. Le constat dans ce domaine invitait également à multiplier l’expérience. Les livres sont chers, l’école n’insiste pas suffisamment sur le rôle de la lecture dans le processus éducatif depuis le préscolaire, l’école se fait sans livres, les bibliothèques sont rares, même les librairies sont quasi inexistantes.

PestelDans ce désert, il nous fallait combler la distance entre le livre et le lecteur, faire en sorte que l’accès facile au premier alimente l’imaginaire et la culture du second. Notre programme se déclinait autour de ce que nous avons nommé la petite bibliothèque communautaire de proximité, créée en général par des jeunes de la localité qui avaient eux-mêmes trouvé un local et commencé à constituer un petit fonds de livres à partir de dons. La bibliothèque du Centre culturel PyePoudre créée en 1989, a vite rejoint le programme et demeure aujourd’hui encore une institution modèle qui a su développer des programmes inspirants, au service des enfants et des jeunes. En l’espace de dix ans, plus d’une cinquantaine de bibliothèques communautaires formaient un réseau allant de Vallières, à Dondon, de Grand Pré à Liancourt, de Fonds Parisien à Darbonne, de Chalon à Arniquet et aux Cayes, de Pestel, Corail, Jérémie, à Port-Salut… en plus de celles de la région métropolitaine.

435981944 457709493441831 8911813376421730158 nFOKAL s’était inscrite dans les associations régionales et internationales de bibliothèques, et à ce titre, nous participions en qualité de membres, et à certains égards aujourd’hui encore,  à leurs conférences annuelles. Association des bibliothèques universitaires, de recherche et institutionnelles de la Caraïbe (ACURIL) dont la présidence a été confiée à deux reprises, à la direction de notre programme, American Library Association (ALA) et International Federation of Library Associations (IFLA). Nous avons beaucoup appris lors de ces rencontres, et malgré l’originalité de notre programme, nous comprîmes qu’au bout du compte, il n’était pas entièrement viable, parce que trop dépendant de subventions privées. Partout ou presque, les bibliothèques sont un service public, pris en charge par l’État. Nous avons essayé ce partenariat lors de la création de la Direction nationale du livre (DNL), nous avons discuté avec le Ministère de la culture et le programme des CLAC (centres de lecture et d’action culturelle) mis en œuvre par l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF). La collaboration souhaitée n’a pas abouti.

FOKAL a également développé toute une expertise à l’interne en formant des techniciens en bibliothéconomie offert à l’Université de Chicago à Urbana-Champaign. C’est également à cette université qu’un membre de notre staff a pu poursuivre des études en maîtrise, et par la suite créer un programme de formation qui a permis un meilleur encadrement des bibliothèques et la professionnalisation d’une centaine d’animateur.trices de bibliothèques. Par la suite, le programme a été disponible en ligne. Des négociations ont été entamées afin de l’offrir au niveau universitaire, mais n’ont pas été finalisées.

ordinateurAfin de s’adapter aux nouvelles technologies, une mutualisation de catalogue en ligne de six bibliothèques a aussi été testée avec des résultats extrêmement positifs. Une expérience pilote de prêts de lampes solaires, la Bibliothèque Lumière a été particulièrement appréciée par les lecteurs. Des programmations uniques, la collaboration avec une fondation française pour l’implantation de systèmes photovoltaïques, le développement de laboratoires internet, des partenariats inédits et positifs comme le Bibliotaptap, des rencontres et des découvertes, l’initiation à la lecture par les plus jeunes, la création de ludothèques ou des clubs d’échecs, la transversalité des activités de FOKAL comme la création des clubs de débats sont autant d’acquis qui ont marqué les enfants, les parents et les responsables de ces espaces.

readingDans la zone métropolitaine, la fermeture de certains espaces à cause de l’insécurité n’a pas permis de continuer l’expérience avec toutes les bibliothèques. En plus de l’aspect financier et sécuritaire, l’évaluation annuelle des bibliothèques démontrait un non-renouvellement des équipes de « jeunes » en charge de la direction de ces espaces. Le départ à l’étranger de plusieurs d’entre eux a laissé de nombreuses bibliothèques sans vis-à-vis. Le manque de leadership n’a pas permis le renouvellement des collections ou des activités. De ce fait, le programme Bibliothèques lui-même a dû prendre des décisions difficiles, surtout dans le cadre de restrictions budgétaires. Nous pouvons témoigner aujourd’hui encore de l’engouement de milliers de jeunes pour ces espaces d’études, de lecture non scolaire, de rencontres, qui ont marqué leur développement personnel.

La débâcle actuelle a pour l’instant déstructuré ce qui restait du réseau, à l’exception de quelques-unes des bibliothèques qui fonctionnent encore valorisant, auprès des enfants et des jeunes, l’importance du livre et de la lecture. FOKAL continue à les accompagner.

 

TiPa TiPa

Tipatipa pandiassou2Ce programme d’éducation préscolaire a été lancé presqu’en même temps que celui des bibliothèques. Grâce au soutien d’expert.es qui avaient lu Vigotsky et Piaget et conçu une approche méthodique de l’apprentissage pour la petite enfance, nous décidâmes d’en faire l’expérience. Notre première démarche fut de rencontrer les directions concernées du Ministère de l’Éducation Nationale et de la Formation Professionnelle (MENFP) pour leur présenter notre projet et les manuels que nous avions déjà traduits. Nous apprîmes du Ministère que, dans notre système éducatif, l’école commence au primaire, à six ans. Tout le préscolaire est donc non-public. Créer un programme préscolaire coûterait trop cher. Le Ministre lui-même en nous expliquant les défis du ministère qui lui était récemment confié, nous encouragea à faire l’expérimentation de notre méthode en souhaitant que les résultaient pourraient être utiles à l’avenir.

Tipatipa teacher training2Notre stratégie a toujours été de renforcer l’existant en proposant aux institutions ou communautés concernées des ajouts négociés. Pour mettre en œuvre un programme d’éducation à l’intention des enfants de 2-5 ans, il nous fallait le proposer à des écoles existantes qui accepteraient l’expérimentation. Nos choix en définitive ont porté sur des initiatives communautaires à Pandiassou dans le Plateau Central, à Pliché dans les hauteurs de Cavaillon, à Grand Plaine dans les environs de Gros Morne, à Dame-Marie dans la ville, à Génipailler dans les hauteurs de Grand Bois, et dans une école congréganiste de Bizoton. Les infrastructures scolaires étant déficientes ou inexistantes, nous avons construit des écoles ayant des salles de classe de 50m2, des espaces de jeux, cafétéria, bureaux, toilettes, etc.

Tipatipa vallue2nComme pour le programme de bibliothèques, FOKAL a engagé et formé des spécialistes en éducation qui ont transformé et adapté des modules de formation à l’intention des professeur.es des écoles sélectionnées. Le bain linguistique dans ces régions étant largement créolophone, le matériel pédagogique produit s’adapta à cette réalité. Les objets pédagogiques créés en appui à l’apprentissage scolaire par des artisans des régions a permis de stimuler l’utilisation de la récupération pour fabriquer des jeux pour les enfants selon le niveau de développement de leur cerveau. Et c’est bien de cela qu’il s’agit. D’apprendre aux enfants par le jeu à expérimenter dès ce tout jeune âge des concepts qui leur seront utiles tout au long de leur vie. Mesurer, doser, comparer, compter, ouvrir, fermer, échanger, explorer, identifier, reconnaître… Ces programmes sont généralement élaborés par des scientifiques de haut niveau qui les testent dans des écoles que nous avons visitées dans certaines régions des Etats-Unis. A l’apprentissage en salle de classe s’ajoutait une composante « parents » et ces derniers, surtout des mères, étaient invité.es à suivre les formations et à continuer chez eux à appliquer les principes appris à  l’école.

tipatipa2Le programme TiPa TiPa fut un immense succès. Au moment où nous étions en plein développement du matériel pédagogique pour lancer, sur demande des parents, l’enseignement des cinq premières années du niveau primaire en appliquant nos méthodes au programme national, notre bailleur procéda à une réduction budgétaire, et demanda d’externaliser le programme. Ce qui fut fait. Grâce à l’expérience et la ténacité de l’équipe dirigeante du programme, la Fondation TiPa TiPa élargit le cadre de ses activités et trouva des financements et des collaborations avec des partenaires internationaux. Au bout de 12 ans de démarches, le MENFP a permis au programme de procéder à la formation des enseignant.es dans des écoles publiques, à titre d’expérimentation. L’intérêt pour cette méthode novatrice de « voir » les enfants, de les accompagner selon le stade de développement de leurs aptitudes, de les traiter avec patience et affection s’est manifesté tout au long des années de la mise en œuvre. Sa continuation dans le temps dépendait d’une prise en charge éventuelle par l’État, ce qui n’a pas eu lieu.

Nous avions voulu, comme pour le programme de bibliothèques montrer qu’il existe d’autres chemins pour apprendre, comprendre et émanciper les enfants et les jeunes.

 

Initiative Jeunes/Débats 

Débats 4Lancé en 1997, ce programme visait à introduire dans des écoles partantes, un jeu réglé, à l’intention des classes terminales, pour apprendre aux élèves à débattre sur des sujets qui suscitent discussion voire controverse. Activité extracurriculaire, les élèves devaient accepter d’y participer de leur plein gré, sans contrainte aucune.

FOKAL 12052018 Tournoi débat de lOuest Collège Georges Marc PMJ MJ 3561 HD sans TAG 88 2Il s’agissait de mettre en compétition deux équipes de trois débatteurs/débatteuses, l’une chargée de développer des arguments du côté positif d’un énoncé, l’autre chargée de la réfutation et de l’argument négatif. Les deux équipes doivent préparer les deux argumentations car ce n’est qu’au moment du match que la position est déterminée, par tirage au sort. Les arguments d’un côté, comme de l’autre doivent être soutenus par une documentation scientifique. Chacun des intervenants a un temps de parole minuté. Les débatteurs/débatteuses sont obligés d’écouter avec attention car les réfutations doivent être construites à partir des arguments avancés par l’équipe adverse. Un jury qualifié se charge de suivre ces joutes en notant les points sur un bulletin créé à cet effet. A la fin du débat, le jury délibère et annonce l’équipe gagnante qui, dans les tournois régionaux ou nationaux, peut être récompensée par un prix.

Débats 1Ce programme comme celui de TiPa TiPa était proposé aux fondations du réseau OSF. En l’acceptant, une équipe de formateurs bien rôdés était alors mise à notre disposition et ceux-là venaient sur place former des coachs qui à leur tour avaient la responsabilité de former les débatteurs/débatteuses et les juges. Des écoles de Port-au-Prince, de Jacmel, du Cap-Haïtien ont été les premières à se porter volontaires. Au début, les énoncés débattus étaient du genre « L’État est autorisé à limiter certaines libertés individuelles afin de protéger le bien commun » ou alors « Le développement économique est plus important que la protection de l’environnement ».

En plus de l’écoute, du fair-play, de la prise de notes indispensables, de la maîtrise de l’expression orale, la recherche documentaire scientifique obligeait les équipes à fréquenter les bibliothèques qui sont devenues peu à peu les lieux de compétition intra ou interscolaire. Nos débatteurs/débatteuses ont même participé à des rencontres internationales où ils et elles ont fait belle figure. Pour aider les formations, FOKAL a publié un Guide des débats accompagné d’une vidéo qui met en scène les éléments constitutifs du programme.

PIJ 2Pendant plusieurs années successives, les jeunes étaient conviés à des camps de vacances qui se tenaient dans une ville de province afin de leur donner une idée du pays, de ses ressources naturelles et historiques. Le camp se terminait toujours par un débat final issus du tournoi qui s’est déroulé au fil des jours. L’insécurité grandissante dans le pays et le contrôle des routes nationales par les gangs armés a mis fin à cette pratique qui était très attendue au terme de l’année scolaire.

IMG 9250nMais le programme continue aujourd’hui encore, grâce au dynamisme d’un leadership engagé qui a pu se renouveler au cours des ans. D’autres bailleurs se sont aussi intéressés à travailler à la compréhension de valeurs communes comme le respect des droits humains, l’équité de genre ou à la sensibilisation à des problèmes de société. L’engouement des jeunes n’a pas diminué et de nouvelles écoles ont rejoint les équipes pionnières. Nous recevons souvent des témoignages d’anciens débatteurs, femmes et hommes, qui disent combien le programme les a aidé dans leur carrière professionnelle actuelle. C’est dire que dans ce cas comme dans les deux autres programmes, FOKAL avait misé sur la disponibilité intellectuelle, cognitive et physique des jeunes pour apprendre et échanger dans des relations humaines de respect et de dignité, dès lors que l’occasion leur est offerte.

FOKAL Lecteur trice Etudiant e Bibliothèque et parc Martissant BA 8948 WEB avec TAG 13 2Les situations évoluent et demandent des réponses collectives en accord avec les objectifs attendus et les valeurs qui guident nos actions. En cette année commémorative des 30 ans de FOKAL, ce retour sur nos premiers programmes  et les succès obtenus au cours de leur mise en œuvre respective nous laisse croire que nous avons tenu notre pari. Cela rassure en ces temps de grande incertitude.

Michèle Duvivier Pierre-Louis
Présidente de FOKAL

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