Honneur…

Texte MDPL Couverture Site FOKALNous sommes en mai 1997, FOKAL a juste deux ans depuis sa création. Ce matin-là, alors que je suis prise dans les activités habituelles, j’apprends qu’un groupe de paysans demande à me voir. Ils viennent de Grand Bois, du lieu-dit Génipailler/Jenipayè dans les hauteurs de la commune de Cornillon, et sont membres de l’Association des Paysans de Grand Bois/Asosyasyon Peyizan GranBwa (APGB). Je les accueille à mon bureau, ils sont quatre hommes et une femme. Je les ai connus comme j’en ai connu plein d’autres, lors de mes multiples séjours dans l’Haïti profonde alors que j’étais formatrice nationale dans la grande campagne d’alphabétisation, Misyon Alfa, lancée en 1986 par l’Église catholique d’Haïti, dans le but d’alphabétiser 3 millions d’Haïtiennes et d’Haïtiens vivant principalement dans les campagnes. Je suis ravie de les revoir. La conversation s’engage, des souvenirs sont évoqués, puis l’un d’eux prend la parole.

  • Madam Michèle, nou aprann se ou menm k ap dirije nouvo enstitisyon sa ki rele FOKAL. Nou mande plizyè moun esplikasyon sou sa pou n fè pou n rankontre w. Lè nou jwenn adrès la nou fè komite sa pou n vin wè w. M ap kite yon lòt kanmarad esplike w rezon ki fè nou vini jodi a.
  • IMG 20250426 WA0060Ou konnen kote nou sòti nan tèt mòn la, ou vin wè n deja. Lavi a difisil, peyizan yo malad. Pa gen okenn sant sante alawonnbadè. Lè yon moun malad anpil, lè yon fanm gen tranche nan move kondisyon, se demonte yon pòt kay, mete l kouche epi desann mòn lan avè l ak yon kolonn moun ki pou ede n pote pou nou rive nan lopital Kanj la, sou wout Ench, kote Doktè Paul ye an. Sa pran n 2 jou pou nou rive Kanj. Si maladi an mouri nan wout, nou sètoblije remonte mòn lan avè l pou l ka antere nan lakou lakay li.

Je connais les conditions telles qu’elles me sont décrites, je frémis, et j’écoute.

  • Madam Michèle, nou vini wè w jodi a pou ede n konstwi yon sant sante Jenipayè. Se yon nesesite pou nou jounen jodi a. Nou fè tout kalkil yo, nou konnen sa pran lajan men nou pa kapab pou kont nou. Alòs, nou fè jèfò pa nou tou.

En disant ces paroles, il dépose sur mon bureau un sachet en polystyrène noir.

  • Sa k nan sachè an se kontribisyon pa n. Se ti sa APGB ak kominote an rasanble pandan yon lane pou konstriksyon sant sante an. Men gen yon ti diplis toujou. Nou vini ak jèn dam sa, se pou ede n peye lekòl enfimyè pou li. Li deja enskri, men chay la twòp pou nou menm sèlman.

Nou konnen sa n pote an pap sifi, se poutèt sa nou vin bò kote w. Pou ede n pote chay la. Si nou gen yon sant sante san nou pa gen enfimyè ki konnen pou ede n pote la swenyaj, se lave men siye atè.

Je regarde ces visages, ce que j’en lis m’émeut autant que ces paroles empreintes de dignité, d’un profond sens de responsabilité collective, et d’une grande leçon d’humanité. Je sais ce qu’il a fallu d’efforts pour rassembler cette somme, mais plus encore de confiance. Je ne prends pas le sachet, j’aurai le temps. Après un court silence, je leur dis le sens profond de la valeur de leur geste, et leur promet que ce projet aura la priorité lors du prochain conseil d’administration. Je savais par avance qu’il serait accepté, le geste symbolique et réel de la contrepartie étant garant d’un accord unanime.

Commencé à la fin de cette même année 1997, le Centre de santé a été inauguré début 1999. Il fut construit avec une annexe comprenant une salle de réunion/formation, deux chambres pour héberger les visiteur.es, et une toilette. L’infirmière a réussi ses cours et prodigue des soins. L’introduction de notre programme TiPa TiPa pour les enfants du préscolaire et du primaire a conduit à la construction d’une école, l’installation de panneaux solaires, l’adduction d’une source pour alimenter le village.

paysansImaginez la route et ce que cela a voulu dire de construire là-haut. En laissant Port-au-Prince, il faut passer par Thomazeau et grimper la chaîne des Montagnes Noires jusqu’à La Toison après la ville de Cornillon, 5 heures de route. De là descendre la côte à pied jusqu’au marché Courette, à une heure de la frontière avec la république voisine, traverser la rivière où sont cultivées des carrés de cresson, et puis devant soi, le morne ! Trois heures de marche en montagne pour arriver au plateau de Génipailler à la nuit tombée. Et là, l’accueil et la réception des habitants de la localité et de l’APGB,  la chaude ambiance autour du repas en commun, les chants et les rires, font que les fatigues de la traversée sont vite oubliées. Lors d’un séjour avec Lorraine, le second jour elle m’a dit : « Je veux rester ici. Je ne veux plus retourner à Port-au-Prince ! »

IMG 20241103 WA0015J’ai encore des relations avec l’association et FOKAL a soutenu récemment son programme agricole. J’ai aussi appris non sans peine le départ de certains membres que j’ai bien connus.

Ce récit qui remonte dans le temps témoigne de l’engagement pris dès l’élaboration du cadre conceptuel qui a donné une cohérence à notre mission, nos objectifs et nos programmes. L’appui aux organisations paysannes existantes en était et en est encore un pilier. Il ne s’agissait pas d’un effet de mode, mais d’une profonde réflexion sur notre histoire et le rôle qu’y a joué la paysannerie. Historiquement marginalisée par des « règlements de culture », des lois, des « codes ruraux », un cadre légal qui l’exclue de la citoyenneté,  un système de taxation qui pénalise sa production, elle n’a cessé de travailler, de produire, de proposer, de revendiquer, de se battre, de créer… en quête d’une reconnaissance de son humanité qui n’est jamais advenue.

Nous n’avons aucune illusion sur ce qu’une institution comme la nôtre peut faire, d’autant qu’elle a toujours fonctionné dans un contexte politique et social dont les crises successives ont marqué ses trente ans d’existence, mais les résultats sont là.

JAZ 4379COLLAGEAujourd’hui, le programme de Développement Durable de FOKAL soutient plus d’une trentaine d’organisations paysannes à travers le pays, et quelques entreprises sociales et solidaires dans les filières telles que le cacao, le café, le raisin. L’accent est mis sur la production agricole et animale dans la lutte contre l’insécurité alimentaire, la gestion de l’eau, l’agroforesterie, la protection de l’environnement et de la biodiversité, le renforcement des mutuelles de solidarité, les échanges, la formation et la transformation.

IMG 20240928 WA0018Lors des visites de terrain qui souvent ont lieu sous un arbre, dans une école, une église, ou un autre lieu « prete », les organisations expriment toujours le besoin d’avoir leur propre espace. Suite au tremblement de terre de 2021 qui a causé de sérieux dégâts dans le monde rural du Grand Sud, FOKAL s’est engagée à construire des centres communautaires, avec les moyens dont elle disposait. Barradères, Cavaillon-Bercy, et Jérémie-Gébeau, procèderont cette année à l’inauguration de leur centre respectif.

IMG 20250502 WA0051Mais nous avons profité pour répondre à deux demandes en souffrance depuis plusieurs années, à Belladères et à Désarmes* ; dans ces deux cas les travaux sont achevés. Malgré la fragilité des choses dans notre pays, l’exemplarité de l’engagement communautaire des organisations et des communautés rurales avant, pendant et nous supposons après la construction des centres laisse augurer une prise en charge qui pourra s’inscrire dans la durée.

*Au moment de la publication de ce texte, nous avons appris que des gangs armés ont envahi La Chapelle, la commune voisine et se préparent à entrer à Désarmes. Nous sommes en constant contact avec les membres de l’organisation qui résistent et qui ont été joints par les populations avoisinantes. Pendant combien de temps encore ? Colère et tristesse ! Mais résistance et solidarité aussi !

Il y a deux ans, nous avions imaginé un projet de création de synergie entre nos différents programmes : proposer à des étudiant.es de différentes disciplines et milieux sociaux, ainsi qu’aux jeunes artistes, une immersion de quelques semaines dans le monde rural auprès des organisations paysannes, pour travailler, échanger, débattre, apprendre, et proposer un petit projet au terme de l’expérience vécue. Les centres communautaires sont équipés pour les héberger et les organisations paysannes étaient partantes. Un comité composé de personnalités intéressées était disposé à accompagner tout le processus. Nous avions appelé notre projet IMAJYNASYON ! Nous en rêvons encore.

Comme nous rêvons de pouvoir un jour reconquérir notre local à l’avenue Christophe, retrouver dans nos archives les récits comme celui de l’APGB, et relancer l’espoir pour les temps à venir.

Michèle Duvivier Pierre-Louis
PrésidenteJAZ 0658

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