Farid Sauvignon ou l'Art du Dépouillement Théâtral
Qu'est-ce qui définit un comédien si ce n'est sa capacité à s'oublier, à s'effacer pour donner naissance à un personnage qui transcende les conventions sociales ? Cette libération des codes établis, cette transformation du corps en une enveloppe au service d'une incarnation, est au cœur du métier. Chacun, dans l'intimité de sa vie, a expérimenté la nudité et, inéluctablement, sera confronté à la mort. Alors, pourquoi cette appréhension à représenter ces réalités fondamentales sur scène ? Dès l'instant où un acteur investit un rôle, son corps devient le territoire du personnage, un espace temporairement soustrait à sa propre identité.
Le Corps Acteur : Matière Première du Théâtre
Le théâtre est intrinsèquement un art corporel, où l'acteur utilise son corps comme matériau principal. Sur scène, ce corps est à la fois sujet parlant, narrateur et réceptacle de l'acte théâtral. Avant d'être un art du langage verbal ou visuel, le théâtre est fondamentalement un art du langage corporel. C'est à travers le corps que l'idée prend vie et que l'émotion se transmet, vibrant entre la scène et le public.
La pièce Quai Ouest de Bernard-Marie Koltès illustre avec force cette puissance symbolique du corps. Pensons à la chute et à l'immobilité de Koch au sol. Lors de la représentation, une question lancinante se pose : est-ce le comédien qui tombe ou le personnage ? L'acteur peut-il suggérer la chute sans la mimer physiquement ? Cette interrogation révèle une forme de schizophrénie créative, un dédoublement constant entre l'identité propre de l'acteur et celle du personnage qu'il interprète.
Stanislavski insistait sur la nécessité pour le comédien de croire à la situation pour rendre son interprétation authentique. S'il incarne un mort, il doit en être intimement convaincu. Seule cette conviction profonde peut transmettre au spectateur une image véritable de la mort. Pourtant, simultanément, son corps biologique continue de fonctionner, témoignant de sa vitalité.
Cette tension dialectique entre le réel – le corps vivant de l'acteur – et la fiction – le corps mort du personnage – est un fil conducteur dans le théâtre de Farid Sauvignon.
Lorsque la mort est représentée sur scène avec une crédibilité saisissante, elle se métamorphose en une expérience esthétique pour le spectateur. Elle peut même acquérir une forme de beauté, non pas dans sa dimension tragique, mais dans l'artifice qui la sublime en poésie. C'est précisément cette tension entre la réalité brute et l'artifice théâtral qui nous offre la possibilité, en tant que spectateurs, de contempler la mort, non pas comme une fin abrupte, mais comme une œuvre à part entière.
Farid, un comédien avec qui j'ai eu le privilège de collaborer longuement et à qui j'ai confié des rôles particulièrement exigeants – impliquant parfois la nudité ou l'incarnation de la mort – a toujours su relever ces défis avec une maturité surprenante, dès le début de sa carrière. Ma première rencontre avec Farid sur scène remonte à l'Institut Français en Haïti, au Bois Verna, lors de la représentation de La mort d’Alexandre Sutto de Dumitru Crudu, mise en scène par Benoît Vitse, en 2007. À cette époque, notre amitié n'avait pas encore éclos.
Dans cette pièce marquante, Farid interprétait un personnage paradoxalement nu et mort. Ces deux états, si profondément artistiques, illustrent avec éloquence le concept de dépouillement, un processus qui dépasse la simple dénudation physique pour atteindre l'essence même de l'acteur : un abandon total au service du personnage qu'il habite.
Le docteur Philippe Desmangles, ancien professeur au Petit Conservatoire, avait consacré un article élogieux au succès de la pièce, publié dans les colonnes du Nouvelliste. Cependant, son commentaire final m'avait laissé un goût amer, me semblant manquer de respect envers le travail des artistes, et plus particulièrement envers Katiana Milfort.
Je me souviens de cet extrait : Le nu a gravi les planches. Katia, mardi, ferma sa robe et se couvrit chastement d’un drap lors de sa prestation sur le balcon. Les voyeurs n’eurent qu’à se satisfaire d’une vision fugace de son corps de dos, chevauchant le cadavre du Prince Sutto (Farid, également nu), mort aux chiottes depuis trois jours… Mais c’est là que repose le problème. Le nu des acteurs constitua un spectacle dans le spectacle. Il est à se demander si, en fin de compte, ce n’est pas le côté voyeur qui attira les spectateurs (en tout cas, pour moi, ce fut le cas) et le côté scandale qui motiva le metteur en scène. Car, en fait, les dialogues, à part quelques boutades, n’étaient guère brillants, et l’intrigue, peu développée, trop précipitée à la fin. Ce qui a sauvé cette pièce du flop total, ce sont le talent extraordinaire des acteurs et… les fesses de Katia !
Ma première collaboration scénique avec Farid Sauvignon a eu lieu en Guadeloupe en 2014. Ensemble, nous interprétions Le Cercueil, une pièce singulière co-créée par La Brigade d’Intervention Théâtrale – Haïti et les metteurs en scène de la troupe de théâtre de l’Unité, Jacques Livchine et Hervée de Lafond.
Cette pièce reposait sur un concept audacieux : un groupe de comédiens invitait le public à expérimenter la mort, le temps d'une représentation. Un spectateur volontaire acceptait de "faire le grand voyage" et, pendant quarante-cinq minutes, enfermé dans un cercueil, il vivait tous les rituels associés à de véritables funérailles : chants funèbres, chants vaudous, pleurs, transe, sermon et danse rythmaient cette cérémonie hors du commun.
Farid, à l'instar de tous les autres comédiens de La Brigade, s'investissait corps et âme dans cet exercice théâtral radical. En Guadeloupe, le public s'est montré particulièrement réticent à se prêter au jeu. L'expérience fut similaire en Haïti, devant le local de la Fokal : la mort demeure un sujet tabou au sein de nos communautés. Que ce soit en Guadeloupe ou en Haïti, on ne badine pas avec la mort. Elle est une affaire profondément sérieuse.
Je ne sais pas si je suis intrinsèquement fasciné par la mort – je ne le crois pas, d'ailleurs. Mais je suis attiré par la représentation sur scène de ce qui relève du tabou. L'essence même du théâtre réside dans l'agôn, dans le conflit, parfois même dans le crime.
Farid a toujours accepté de se lancer dans ces explorations avec moi. Notre seconde expérience commune autour des thèmes de la mort et de la nudité s'est déroulée en 2018, avec la pièce Erzuli Dahomey, déesse de l’amour de Jean-René Lemoine, présentée au festival En lisant. Farid y incarnait le rôle du fantôme.
Sur le site Théâtre contemporain, dédié à la scène actuelle, le personnage du fantôme est succinctement présenté ainsi : « Un fantôme erre, et ce n’est pas celui de Tristan. La mère du fantôme vient réclamer le corps de son fils. »
Cette évidence de la finitude, que nous nommons la mort, est un thème récurrent dans mon travail théâtral. Une autre exploration scénique de ce thème, partagée avec Farid, se trouve dans ma mise en scène de la pièce Le Chêne endormi d'Andrise Pierre.
Cette pièce narre l'histoire d'une jeune dramaturge qui décide de revenir sous le toit familial pour confronter sa mère. Après la mort de son père violent, elle annonce son intention d'écrire une pièce de théâtre pour raconter leur histoire familiale. Sa mère s'oppose catégoriquement à ce projet, estimant que cette histoire ne lui appartient pas et qu'elle n'a pas le droit de se l'approprier. La sœur de la dramaturge partage cet avis, persuadée que la jeune femme devrait plutôt faire son deuil en cherchant à comprendre le défunt.
Dans la pièce d'Andrise Pierre, le personnage du père violent est évoqué, mais il ne constitue pas un personnage à part entière. En réfléchissant à la mise en scène, j'ai trouvé pertinent de le matérialiser et de le faire apparaître physiquement sur scène.
Ainsi, il entre avant la deuxième scène et se place sur un plot symbolisant sa tombe. Une lumière sombre le baigne. Toutes les scènes suivantes se déroulent avec la présence de ce corps en position verticale, mais dans la convention établie avec le public, nous convenons qu'il est couché dans sa tombe à un moment, puis dans son cercueil lors des funérailles.
Ce spectacle allait marquer le dernier passage de Farid. Il nous a quittés prématurément, emporté par un cruel AVC, le troisième. Il avait seulement 41 ans. Nous avions prévu de reprendre Le Chêne endormi au festival Quatre Chemins, et cela a pu se faire, mais sans Farid.
Farid était une personne d'une timidité et d'une réserve profondes ; il parlait peu. On ne pouvait jamais vraiment saisir le fond de sa pensée. Il semblait faire corps avec le silence, dans toutes ses nuances. Pourtant, sur scène, son corps s'exprimait avec une éloquence qui surpassait ses mots.
Farid n'appréciait guère les personnages de théâtre trop loquaces. Il préférait ceux qui s'exprimaient par le geste et le mouvement. Ses personnages étaient souvent chorégraphiés de manière à interroger les tabous : la nudité, la mort, la sexualité. Son corps, marqué par un AVC, a toujours été au service d'un théâtre de l'épure, du dépouillement et d'un affranchissement audacieux des normes sociales.
Eliézer Guérismé
9 avril 2025
Delmas 95, route de Jacquet