Confidences d’une montréalaise à Port-au-Prince : de l’art de débattre

 

Emmanuelle Grandbois webLorsque j’ai eu la chance, il y a deux semaines de cela, d’assister à une des dernières phases du tournoi de débat annuel organisé par FOKAL le 13 mai 2017, à Port-au-Prince, j’ai été confrontée à la grande différence qui existe entre le modèle argumentatif et l’esprit de débat haïtien et celui du Canada, tout en me remémorant de doux souvenirs de ma jeunesse (j’ai vingt ans, il faut ainsi prendre le terme jeunesse avec un grain de sable, un très, très large grain de sable). Depuis aussi longtemps que je peux me souvenir, j’ai toujours adoré débattre, et pas uniquement lors de tournois organisés, au grand dam de mes parents, mais bien dans toute situation qui le permettait.

Choisir un film le vendredi soir devenait un processus interminable, le souper faisait office de champ de bataille pour mes opinions et j’avais tendance à faire éterniser les cours parce que je m’amusais à remettre en question la position de mes camarades ou de mes professeurs (ce qui n’était pas sans répercussions, croyez-moi!). Certains argumenteront que j’étais ainsi par pure malice, alors que je préfère penser que j’étais de la sorte par un souci de critique sociale. La vraie explication se trouve probablement à mi-chemin entre ces deux dernières. Ainsi, dès que j’en ai eu l’occasion, j’ai commencé à participer aux activités de débats de mon école, et je dois admettre, je fus quelque peu déçue aux premiers abords.

Si je suis persuadée que les stéréotypes ne sont qu’une nuisance sociale parfois sans aucun fond et découlant d’une construction sociale simpliste et opportuniste, l’idée comme quoi les Canadiens sont d’une politesse presque effrayante est bel et bien fondée (encore une fois, faites-moi confiance sur le sujet, une promenade à travers Ottawa est comme un concert interminable rythmé de « merci » et de « désolé »). Alors que j’avais voulu me joindre au club de débat pour canaliser ma fougue dans un lieu où cette dernière serait finalement appréciée, je suis plutôt tombée nez à nez avec le style de débat canadien : poli, réservé, structuré à outrance et quelque peu monotone. Où étaient la passion et l’enthousiasme que j’avais tant souhaité voir?

Quiconque me connait minimalement sait que j’ai une voix qui porte et les bras qui volent sans cesse dans les airs, désespérément soucieuse de me faire remarquer et de faire valoir mon point de vue; ainsi étais-je assise, les bras ballants, sans un son qui ne sortait de ma bouche – probablement pour une des premières fois de ma vie – en assistant à la première manche du débat auquel je devais participer sous peu. Personne ne s’énervait, ne parlait fort, ne coupait la parole d’autrui ou ne gesticulait à s’en déboiter l’épaule comme j’avais eu l’habitude de communiquer mes opinions à travers le passé. Plutôt, chaque équipe représentant un camp antagonique écoutait calmement l’autre présenter son argumentation, pour par la suite présenter de façon tout aussi impassible leur propre raisonnement, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il n’en résulte un deux-heures cadencé de sourires courtois et de concessions affables, à un niveau de décibels si bas que j’en eus mal à la tête. Vous pouvez bien sûr vous imaginer que j’ai grandement dissoné lorsque vint mon tour plus tard dans la journée – peu importe l’effort que je mis à ne pas m’emporter en discutant de sujets sensibles qui me tenaient à cœur, je fus à maintes reprises interpellée par les juges m’intimant de descendre de mes grands chevaux. Ma première séance de débat organisé fut, je dois l’admettre, un échec retentissant.

Et puis, avec les années, peut-être grâce à la grande maturité que j’adorais penser avoir acquise avant même d’avoir entamé ma vingtaine, j’ai appris à communiquer mon opinion non seulement avec plus de passivité et de stoïcisme, si l’on veut, mais surtout, avec plus de respect pour mon interlocuteur. Ainsi, je me suis fondue à ce moule que m’imposait le modèle de débat adopté par la majorité des Canadiens, bien malgré moi, mais à mon grand plaisir. J’ai remarqué en conservant cette attitude lors de mes discussions de tous les jours que, peu importe l’émotion que suscitait en moi un quelconque sujet, mon opinion quant à ce dernier était mieux acceptée par autrui lorsque communiquée calmement. Bien sûr, ce n’était pas toujours facile, étant de nature exubérante et peu tolérante à l’arrogance intellectuelle mal fondée, mais règle générale, je m’évitais bien des conflits (ou la version canadienne d’un conflit, soit une légère confrontation suivie de nombreux «je m’excuse») et à d’autres, bien des migraines. J’ai de ce fait compris l’importance de ne pas s’emporter et qu’il y avait une raison derrière ce modèle argumentatif qui me déplaisait tant auparavant.

Le samedi 13 mai dernier, lorsque j’ai assisté à un des premiers débats de la journée, un grand sourire m’a fendu le visage lorsque j’ai vite reconnu cette même fougue et intensité que j’avais l’habitude d’utiliser pour faire valoir mon argument. Une quinzaine de minutes après le commencement du débat, qui traitait de la possibilité hypothétique d’ajouter le droit de migrer à la Déclaration universelle des droits de l’Homme, le débit de parole commença à augmenter, tout comme le niveau de décibels, à mon plus grand plaisir. Il s’agissait d’un sujet si actuel qu’il était presque impossible qu’il ne suscite pas de réaction chez les jeunes qui participaient au tournoi. Les couteaux volaient parfois bas et les cris souvent hauts, mais bien vite, la gêne perceptible au début du débat laissa place à une énergie que, je dois admettre, est généralement absente de la version canadienne à laquelle je me suis familiarisée durant les dernières années.

La journée continua de telle sorte et j’eus la chance d’entrevoir cette vivacité captivante à de nombreuses reprises en me promenant dans les couloirs du collège Saint-Louis de Bourdon. Chacun à leur manière, garçons comme filles, était habité d’une émotion plus visible pour certains que pour d’autres, mais règle générale, une nette différence avec le débat que j’avais appris à respecter au Canada se traçait dans mon esprit. Après y avoir un peu réfléchi, je suis arrivée à la conclusion qu’une alliance de l’esprit argumentatif haïtien, dans toute sa ténacité et son enthousiasme, lié au calme et à l’ordre du modèle de débat canadien, mènerait, selon moi, à une forme de débat idéal, alliant émotion et réserve et combinant ainsi le meilleur des deux extrémités du spectre.

Je mentirais si je disais que mon expérience de ce samedi 13 mai ne m’avait pas quelque peu influencée; ainsi vais-je recommencer à laisser transparaitre un peu d’émotivité lorsque je vais réincorporer le groupe de débat de mon université. Je conserverai cette modération fondamentale à la forme argumentative de mon pays natal, sans non plus m’efforcer de figer mon expression faciale dans un rictus bienséant masquant mon entrain. Très certainement le ton de ma voix, le débit de mes paroles et le mouvement effréné de mes mains augmentera également proportionnellement et je peux déjà prédire le roulement d’yeux de nombreux (dont de mes chers parents, auxquels je m’excuse en avance). Mais c’est après tout pour cela que j’ai commencé à débattre, non?

 

Emmanuelle GRANDBOIS

Mineure en Anthropologie

2ème année de Baccalauréat en Politique

Université de Montréal

 

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