Retour sur les causeries du FPEH : Photographie et marronnage avec Josué Azor et Nicola Lo Calzo

FOKAL Expo Nawe n Maison Dufort VAB 0025 VBaeriswyl WEB 004Entre esthétique de la fuite, travail en lisière des normes, équilibrisme aux abords de la ligne tracée par la posture queer, nous plongeons dans la série Noctambules de Josué Azor avec cette quatrième discussion autour des travaux soutenus par le Fonds pour la photographie émergente (FPEH) présenté dans le cadre de l’exposition NAWÈ N* ; le tout en compagnie de l’auteur et du photographe Nicola Lo Calzo qui mène depuis plus de dix ans un projet photographique important qui documente les résistances à la traite esclavagiste.

Maude Malengrez / FOKAL : Noctambules, c’est un travail que Josué Azor a entamé depuis près de 10 ans, à travers lequel il photographie les nuits de Port-au-Prince, occupées par ceux qui y passent, travaillent, jouent, errent, s’y travestissent, y font la fête, franchissent les limites imposées par les codes. Il aime à dire que son travail est peuplé de fantômes, peut-être est-il l’un d’eux quand il s’abandonne lui aussi à la nuit. Le FPEH a permis la construction d’un nouveau chapitre de ce travail, un peu particulier car il s’est déroulé dans une période spéciale et difficile, entre 2019 et 2020, entre pandémie et crise sécuritaire à Port-au-Prince. Josué Azor, comment définir l’approche de la photographie développée dans ce travail ?

IMGL7527Josué Azor : J’ai passé des années à avoir une conception de la photographie très technique, que j'ai fini par déconstruire pour découvrir que la photographie pour moi, ce sont avant tout des expériences et des manières d’aborder l’autre ; c’est montrer le respect qu’on a pour un sujet, comment on tourne autour, quel chemin on fait avec ce lui, puisqu’il est avant tout question d’une rencontre. Je me situe aussi dans une certaine esthétique dans ma manière de montrer l’autre. Quand je dis déconstruire, je m’adresse surtout aux photographes, car si le côté technique est important, la façon dont on pense le sujet, dont on va en quelque sorte lui créer une mémoire, est pour moi plus importante que la technique.

MM : Quand on parle de photographie queer ou de posture queer pour décrire ton travail, est-ce quelque chose qui te parle ?

JA : Il est important de rappeler que le mot est un concept nord-américain apparut dans les années 60, 70 pour nommer des personnes qu'on trouvait étranges, en marge, par rapport à la façon dont elles exprimaient leur genre ou leur sexualité. Des militantes noires lesbiennes qui étaient vraiment à contre-courant dans la militance se sont approprié le mot, et ce qui devait être une insulte a servi de force. Si on voulait faire la comparaison avec notre société, on peut parler du travail de Kouraj, qui a valorisé l’utilisation de la « commmunauté M », pour Madivine, Masisi, Makòmè, Mix et s’est ainsi réapproprié une insulte dans l’idée là aussi d’enrayer la stigmatisation, la marginalisation. Je n’ai pas toujours été à l’aise avec le mot queer car c'est un mot étranger. J'ai dû l'apprendre, non pas le déconstruire mais quand même, le contourner, me l'approprier, faire avec et puis voir en quoi ça me parle. Se situer par rapport à cette position, c’est se situer par rapport aux autres qui ont un problème avec nous. Mais je n’ai pas envie de me situer en réaction à leur problème. C’est en ce sens que cette position ne me parle pas tout-à-fait, ne me mets pas totalement à l’aise. Après, j’embrasse une partie de cette posture car je suis un homme gay qui photographie la communauté LGBT, mais aussi d’autres personnes et communautés. Mais je ne veux pas de cet écho qui dirait que je suis une chose étrange qui photographie des choses étranges.

Nicola Lo Calzo : La notion queer, comme toutes les catégories de pensée, désigne à la fois des postures d’oppression ou de domination. Il faut effectivement les prendre avec des pincettes dans la mesure où il ne faut pas réduire la complexité d'une expérience à une de ces identités. Je pense que c'est plus un instrument, une posture, un outil de combat. C’est une manière de se situer dans l’avenir, de souligner le fait qu'on a évolué et qu’on connait les impensés d’une société en tant que minorité. Je pense que c'est important de le préciser parce que ça ne nous indique pas forcément un regard mais une posture, une position à partir de laquelle on regarde le monde. Que je le veuille ou non, les injonctions à me conformer par rapport à la norme m’ont construit parce que ça m'a obligé à regarder le monde d'une certaine manière. Le fait d'être toujours traité en altérité négative m'a beaucoup marqué comme individu. Comment sortir de cette entreprise du regard de l'autre ? Je pense que Josué a trouvé cette voie par la photographie, qui lui permet aussi justement de s'exprimer et d'exprimer ce point de vue sur le monde. Mais je suis d’accord qu’il faut pouvoir un jour, je l'espère, se débarrasser de ces mots et concepts. Est-ce une affirmation positive, est-ce que cela déjoue vraiment le stigma ? Aujourd’hui nous avons cela, comme des instruments de luttes contre la discrimination, l'homophobie, la transphobie. Ils ont leur sens mais il faut toujours les contextualiser et surtout ne pas réduire la personne à cette expérience-là, parce que c'est une des expériences qui constituent la personne, ses expériences de vies ne peuvent pas s’y résumer.

MM : Nicolas, toi qui connais bien le travail de Josué pour le suivre depuis assez longtemps, qu'est ce qui te frappe dans sa démarche ? Comment tu le situes dans une veine de la photographie contemporaine, caribéenne ?

NLC : Ce qui me frappe, c’est le lien entre la photographie et le marronnage. Je pense que la photographie de Josué Azor a un profond lien avec ça. C'est une photographie qui s'exprime par la fuite. Il me semble que ce rapport devrait être creusé. C’est quelque chose que je fais dans le cadre de ma recherche doctorale, entre cette expérience du marronnage et cette fuite d’une société, de ses codes, de ses normes pour se reconstituer, se retrouver dans sa propre humanité, dans un espace qui est ailleurs. Je pense qu'il y a des parallèles à faire aussi avec l’expérience queer parce que c'est vrai qu’on parle de géographie et de lieux assez différents mais ce qui nous relie, c'est justement cette expérience d’outsider, même au sein de notre propre famille, de notre propre cercle le plus restreint. Cette expérience de l'altérité radicale, c'est une expérience qu’on retrouve dans le travail de Josué, notamment à travers cette série Noctambules mais aussi dans les autres séries dans lesquelles il questionne la masculinité, ce que ça veut dire être homme en Haïti, quels sont les codes visuels qui peuvent désigner un homme ou pas. C’est un imaginaire du marronnage, du travail dans des contextes qui sont à la lisière, à la frontière, à la marge.

IMGL7545 aJA : Le mot marronnage, ici, on le voit de différentes façons. Est-ce que je me sens en posture de marronner, dans la façon dont je crée des univers ? On s’étonne souvent que je sois en Haïti, à vivre toute cette liberté dans une société qui pourrait paraître fermée. Je veux montrer que justement sur cette même terre il y a tellement de possibilités, de manières de vivre. On a du mal avec cette image-là. Par exemple, quand on veut montrer le queerness, ces gens qu’on veut étrange, desquels on veut se détacher, moi je les montre pour dire qu’ils existent dans la société mais aussi qu’ils y sont plus tolérés qu’on ne le pense. On veut toujours souligner notre différence, alors que je ne fais rien de plus extraordinaire que les autres. Peut-être que le marronnage, c’est de ne pas se focaliser sur un discours qui dit une oppression, mais de se focaliser sur le fait de vivre sa vie, vivre son art, créer son univers, regarder ailleurs. Autant on peut avoir les pieds dans l’eau mais la tête dans les mornes, autant on peut vivre des situations très compliquées, mais penser à la ville des Gonaïves dans l’Artibonite, où des gens qui se travestissent, qui sont trans, sont beaucoup mieux acceptés. Et là on n’est pas forcément dans la nuit, on est à midi, on est dans un rara, dans une cérémonie vaudou : on est dans la vie des gens.

MM / FOKAL : Il y a aussi la façon dont sont abordées les masculinités : on peut voir ce jeune homme de la rue que tu photographies à trois heures du matin qui te montre son tatouage, dans un même espace-temps, finalement, que les gens qui sont dans des fêtes où ils se travestissent.

Josué Azor : Dans cette scénographie, il y a beaucoup d’images de scènes de rue, occupées par des hommes ; ensuite on a les scènes queer et puis il y a une image, la plus grande d'ailleurs, qui évoque mon travail sur la nudité, sur le nu masculin. Dans le monde de la nuit, on rencontre majoritairement des hommes, en tout cas c’est un espace dominé par les hommes. Maintenant, comment on aborde ces hommes ? Est-ce que je vais dire que j'aborde çà à partir de leur fragilité ? Non, ils ne sont pas tous fragiles, mais il y a des moments où la performance de l'homme qui est dans sa super masculinité, cette performance-là est au repos, et où on peut avoir un accès différent à cette personne. Ça devient un peu plus doux, un peu plus humain. Ensuite je continue dans ces fêtes gays où on peut trouver des personnes qui décident de se travestir ou de se représenter différemment. Incarner une femme par exemple. Mais au fait le problème, c'est la féminité. Puisque la société décide que la féminité représente une faiblesse, pourquoi aller dans ce sens-là ? Qui veut être faible ? Il y a tout un discours autour de ça que je peux vouloir contrecarrer. Il y a une pertinence, ou une impertinence dans ces milieux-là qui témoignent d’une liberté qu'on peut avoir, qu'on peut prendre. Mais ne pensez pas que ces hommes-là, ces personnes-là qui sont dans des milieux gay, queer, ne portent pas eux aussi ces mêmes courants de pensée sexiste, que les valeurs patriarcales ne traverseraient pas la communauté LGBT. Aborder cette problématique-là à travers la photographie, c’est ce qui m’intéresse.

Nicola Lo Calzo : Je pense aussi que d’un point de vue narratif, ces images de la nuit à Canapé vert, au marché plutôt que dans d'autres lieux de la ville sont absolument fondamentales pour pouvoir comprendre ensuite les images dans les lieux clos, les soirées dans les maisons. Ça donne un contexte qui me paraît fondamental aussi d’un point de vue de la narration, parce que sinon on est justement dans un entre-soi et je pense que ce n'est pas forcément le but du travail de Josué. C'est l'idée de décloisonner et donc démontrer aussi comment ces espaces marginaux existent et se déploient dans des contextes qui sont plus complexes, mais qui sont dans un rapport de proximité géographique, de perméabilité. C’est important car sinon cela donnerait un travail très précis mais aussi très fermé, enfermant sur la communauté. Je pense que l'idée est de dépasser toutes ces catégories et ces espaces d'affirmation de soi en rapport avec la société, avec la ville et ses autres lieux.

IMGL7567Question du public : Avez-vous jamais eu l'envie ou l'intérêt de photographier une partie de des acteurs rencontrés la nuit, le jour. Est-ce que ça ne serait pas la possibilité de pouvoir nourrir ce travail en déconstruisant les catégories avec lesquelles vous êtes en train de vous heurter ?

JA : J'ai déjà fait l'expérience. Je n’ai jamais vu la nuit comme un espace réduit, et ce que j'aime dans la nuit, c’est aussi le lever du jour. C'est un moment de grâce où les rencontres sont extraordinaires. Ce moment-là, fugace, donne à voir autre chose, parce qu'on va vers le jour, qu’on va vers les gens ou qu’on « rentre » des gens. Ça va dans les deux sens.

NLC : Je pense que le fait de décider de travailler la nuit répond aussi à une exigence esthétique. Dans un récit photographique où le centre est porté par ces soirées qui se déroulent la nuit, il faut quand même garder cette cohérence dans le récit sinon çà part dans tous les sens et risque de devenir moins compréhensible pour la personne qui regarde. Donc c’est plus cohérent d’aller chercher ailleurs que ces soirées-là, tout en restant dans la nuit. L’aube, c'est cohérent, parce que cela fait partie du retour. Photographier ces personnages le jour, cela enlèverait une tension dans ces images, et aussi des aspects plastiques, intimes, mystiques, qui sont importants.

* L’exposition collective NAWÈ N qui s’est déroulée du 1er au 18 décembre à la maison Dufort dans le cadre du Fonds pour la photographie émergente en Haïti (FPEH) a également accueilli des causeries autour des travaux des photographes lauréats du Fonds. Tout au long du mois de janvier, nous vous proposons de vous replonger dans ces travaux avec les photographes et les intervenants qui les accompagnaient à travers ces éditions des conversations qui se sont tenues le 18 décembre 2021 à la maison Dufort.

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