Retour sur les causeries du FPEH : « Pingue » avec Fabienne Douce et Giovanna Salomé

L’exposition collective NAWÈ N qui s’est déroulée du 1er au 18 décembre à la Maison Dufort dans le cadre du Fonds pour la photographie émergente en Haïti (FPEH) a également accueilli des causeries autour des travaux des photographes lauréats du Fonds. Tout au long du mois de janvier, nous vous proposons de vous replonger dans ces travaux avec les photographes et les intervenants qui les accompagnaient à travers ces éditions des conversations qui se sont tenues le 18 décembre 2021 à la maison Dufort. Deuxième volet de cette mini-série avec une conversation autour du « Pingue », cette lutte à main nue venue de Jérémie, avec la photographe Fabienne Douce et la docteure en anthropologie Giovanna Salomé.

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Maude Malengrez / FOKAL : Comment s’est déroulée votre rencontre avec le Pingue ?

Fabienne Douce : Mon intérêt pour le Pingue a commencé avec ma rencontre avec Giovanna Salomé. Elle avait entamé un travail anthropologique dont elle m'avait fait part et elle voulait qu'on travaille ensemble. J'ai ainsi commencé à faire mes recherches et à faire des photos en 2018, à Port-au-Prince, en essayant d’abord à Carrefour-Feuille dans le quartier Nan Pingue, ensuite avec Giovanna au parc Sante-Thérèse où se déroulaient des combats. C'était tellement intéressant ! J’ai ensuite voulu continuer en allant à la racine de cette lutte, à Jérémie, et j’ai sollicité le Fonds pour la photographie émergente en Haïti, qui a retenu le projet. J’ai pu me rendre plusieurs fois à Jérémie, avec beaucoup de difficultés cependant à cause de l’insécurité, de la crise sanitaire. J’ai quand même abouti à ce travail que vous voyez dans l’exposition NAWÈ N.  

Pingue Causerie FabienneGiovanna Salomé : Un ami qui savait que je m'intéressais aux pratiques urbaines informelles, à la ville comme un laboratoire d'expériences, une superposition de parcours et de trajectoires, me dit qu’il y a un endroit où existe une ambiance intéressante. On est alors en 2015, à Pâques. On se rend au stade Relax de Peguy-Ville. Sur place, effectivement, il y a de l’ambiance ! De la musique, du public, des marchandes, des lutteurs, des paris, …  J'ai passé les trois jours de Pâques dans le stade à observer et je me suis rapidement rendue compte que c'était beaucoup plus que de l'ambiance. C'était une pratique, une lutte corps-à-corps qui me faisait penser à la lutte gréco-romaine, mais aussi à une lutte que je connais de loin, le lamb au Sénégal sur lequel par hasard un ami à moi était en train de travailler. Ça ressemblait à un rituel, notamment parce que cela se déroule à un moment spécial de l'année. À force d’en discuter, je me rendais compte que c’était une réalité méconnue, évidemment pour les étrangers comme moi, mais aussi pour beaucoup d’Haïtiens. C’était une trop grande richesse culturelle pour ne pas y dédier du temps et de l’attention. J'ai commencé à rencontrer des lutteurs, des gens qui évoluaient dans cette pratique. Il ne s'agit pas ici du résultat d'une recherche anthropologique à proprement parler, mais ce sont des réflexions issues du terrain que j’ai pu réaliser. Le Pingue est une pratique très riche. Certains éléments sont liés à la religion, au mystique, d’autres sont plus économiques avec l’existence des paris ; ensuite il y a des choses qui renvoient plus à la relation à l'autre, notamment à travers le corporel. Une chose m'avait frappé : le parallèle presque systématique que les gens qui pratiquent le Pingue faisaient entre la lutte et le combat de coqs. Il y a des similitudes entre ces deux pratiques. Les rythmes préparent la lutte en chauffant le public et en même temps permettent aux lutteurs de se rencontrer, car il s'agit d'une rencontre. Ils commencent à danser et c'est une danse qui a beaucoup de grâce. Évidemment, cela dépend du lutteur sur lequel vous tombez, mais disons qu’elle est caractérisée par une grâce qui rappelle le vol d'un oiseau, dans la manière dont ils bougent leurs bras, leurs corps. Sincèrement, cela rappelle un oiseau qui essaie de s'envoler. Et cette danse est une introduction rituelle à la lutte durant laquelle les lutteurs se rencontrent, c'est une manière d'exposer leur corps et en même temps de le cacher, c'est une manière de dire « Voilà comment je suis fort, regardez mon corps, quelle grâce ! Quelle audace ! (Mais en même temps essayons de dissimuler toute notre force pour que l'adversaire ne prenne pas peur et ne décide de lâcher le combat) ». C’est au cours de cette danse qu'on décide si on peut combattre ou pas.  C'est magique et très beau à voir. C’est aussi un moment réglementé, lors duquel un juge est appelé, qui va vérifier que ces lutteurs n'ont pas d’armes, bien évidemment, mais par armes on entend différentes choses : qu’il n’ait pas de piment écrasé dans la bouche à cracher dans les yeux de l’adversaire pour l’aveugler, d'huile de moteur sur le corps qui empêcherait la prise…  Il faut savoir que dans le Pingue on ne peut pas donner de coups : il faut renverser son adversaire et il faut le renverser dos à terre, le forcer à regarder le ciel. C'est comme ça que quelqu'un pourra être réellement battu.

MM / FOKAL : Fabienne Douce, comment s’est construit le discours photographique, et notamment celui sur la migration de la lutte de Jérémie vers Port-au-Prince ?

FD : Le Pingue ne va pas sans musique, celle du rara, et pas n’importe laquelle. Les lutteurs dansent sur la musique du rara, ils avancent ainsi sur leurs adversaires. Le mouvement de leurs corps m’a beaucoup intrigué et je m’y suis attardée, lorsque les lutteurs combattent mais aussi lorsqu’ils dansent, quand le public s’en mêle...  A Jérémie, dans les petites localités où je me suis rendue, dans les montagnes, on pratique le Pingue sur terre battue, tous les corps sont investis dans la lutte, y compris celui du public, qui entoure les lutteurs ; l’énergie est concentrée, palpable. J'ai cependant choisi de photographier la province en noir et blanc, pour montrer les racines ancestrales du Pingue. Ensuite j’ai cherché à montrer la migration de la pratique vers la capitale, à travers l’utilisation de la couleur, du flash, des lumières blanches et crues du stade, pour démontrer une forme de modernité.  Mais là le public n’est pas vraiment en rapport avec les lutteurs, car il y a une estrade, un grillage, c’est plus une sorte de sport, sur une pelouse, la musique vient de haut-parleurs. Si le public n’est pas d’accord avec ce qui se passe sur le terrain, il ne peut pas agir. En province, parfois le public se jette sur les lutteurs. Une fois, en faisant des photos, alors que le lutteur avait gagné, le public s'est jeté sur eux et j’ai dû réagir très vite pour ne pas être emportée par la foule. C’était extraordinaire.

GS : Ce qui a été mis en valeur par Fabienne dans la manière dont elle a utilisé le code couleur, c’est aussi le fait que c'est une pratique qui se situe au coeur de l'immigration, c'est un bagage culturel que les gens en provenance de Jérémie amènent avec eux, ce sont les ressources sur lesquelles ils peuvent compter pour socialiser avec leur voisinage, leurs amis, leur famille ; c'est aussi une manière de pouvoir dire « Nous sommes de la Grande Anse » dans une ville qui ne permet pas forcément de pouvoir s'affirmer facilement. Depuis un peu plus d’une dizaine d'années, une association s'est créée autour du pingue à Port-au-Prince par le biais de certaines personnes, spécifiquement en provenance de la zone de Marfranc, afin de le réglementer d’une façon différente et de la faire pénétrer dans le stade, comme le disait Fabienne. Ils ont apporté certains changements formels à la manière dont le Pingue est pratiqué. C’est aussi ce qui fait que le Pingue est entré dans un processus de patrimonialisation et de possible modification de son statut, comme c’est le cas pour le limbo au Sénégal qui d’une lutte traditionnelle est au fur et à mesure devenu un sport.

FD : Par rapport à l’aspect mystique, les gens disent souvent que untel a été chez le bòkò pour se faire aider et avoir de la force pour lutter. Les lutteurs parlent peu de cela, mais certains me l’ont avoué. Ils disent que c’est surtout à travers les songes que cela se passe, nan dòmi, qu’ils sont interpellés et qu'on leur dit d'aller lutter, qu’ils reçoivent des conseils pour gagner. Ils parlent aussi beaucoup de leur relation aux arbres, aux feuilles, à la nature, pour eux c’est aussi une partie du vaudou.

Pingue Causerie Public questionQuestion du public : Bonjour, je vous remercie pour votre présentation et votre travail car c'est à travers l’exposition que j'ai fait la connaissance de cette lutte. Quelle valeur historique et symbolique a le Pingue ? Est-ce que cela change du fait de la migration de cette lutte vers la capitale, en termes de rituel ? Est-ce que la perception est différente ?

GS : Je vais tenter de répondre à cette question. Le Pingue n’est pas organisé de la même façon en province et dans la capitale. En province, il est beaucoup plus diffusé, se pratique un peu partout, dans différents quartiers et très souvent, il y a une sorte de calendrier, de rotation. Par exemple, à Jérémie, on sait que normalement tel jour ça se passe dans tel lakou, tel autre jour ça se passe dans un autre, sur des terrains battus, de manière assez informelle. Le public s'approche, c’est ouvert, il ne faut pas payer. La valeur ici est avant tout une valeur rituelle. Elle peut aussi être économique au niveau des paris, mais c'est aussi une manière de s'amuser. Dans certains quartiers de la capitale, où se trouvent beaucoup de gens de la Grande Anse, on va retrouver cette même façon de pratiquer le pingue. Dans le contexte urbain, ça représente une possibilité de partage, de socialisation dans un contexte métropolitain qui peut amener l'individu à se sentir isolé. Ensuite, il y a des enjeux qui sont d'une autre nature dans le passage au contexte urbain, plus formalisé, à l'intérieur du stade, depuis une dizaine d'années. C’est le fruit du travail d’une association, afin, aussi, de répondre à des enjeux économiques, avec un guichet pour les spectateurs, en allant vers une pratique qui ressemble au sport. Un jeune lutteur venu des alentours de Jerémie, restait à Port-au-Prince parce qu’il pensait remporter un combat. Il avait été appelé par les esprits dans son sommeil et il se sentait prêt. Pour lui, enlever le titre, c’était une possibilité de retourner construire un futur pour lui et sa famille à Jérémie, car les montants des paris semblent plus élevés à la capitale. Il y a aussi un prestige social et un grand respect qu’acquièrent les lutteurs, comme on le voit dans les images de Fabienne où ils sont entourés du drapeau haïtien. Il y a aussi un prestige économique et la possibilité de pouvoir s'en sortir.

FD : Dans les provinces, les lutteurs sont juste au milieu, il y a un grand rapprochement avec le public, alors que dans le stade il y a un grillage qui les séparent, une estrade.

Question du public : Est-ce qu'il y a une durée prévue pour le combat ?

Giovanna Salomé : Il n'y a pas une durée précise, l'objectif étant de renverser l’adversaire. Mais il y a de l’argent parié sur eux, donc il y a quand même intérêt à ce que l’un des deux tombe. On a vu continuer des luttes pendant très longtemps, au bout d'un moment un des deux lutteurs tombe de fatigue.

Question du public : Dans vos recherches, avez- vous pû identifier la manière dont le pingue a été introduit en Haïti ?

Giovanna Salomé : Pour l’instant j'ai surtout travaillé sur le contexte urbain, et je n’ai fait que des incursions en province. Mais par rapprochement avec d'autres luttes qui lui ressemble beaucoup, on peut penser que le pingue pourrait venir d’Afrique et être arrivé via la traite esclavagiste. Il sera intéressant dans les recherches futures de comprendre d’où venaient les gens et ainsi de quelles régions viendrait le pingue.

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