Retour sur les causeries du FPEH : L'Île enchantée de Georges Harry Rouzier

IMGL7294 aL’exposition collective NAWÈ N qui s’est déroulée du 1er au 18 décembre à la maison Dufort dans le cadre du Fonds pour la photographie émergente en Haïti (FPEH) a également accueilli des causeries autour des travaux des photographes lauréats du Fonds. Tout au long du mois de janvier, nous vous proposons de vous replonger dans ces travaux avec les photographes et les intervenants qui les accompagnaient à travers ces éditions des conversations qui se sont tenues le 18 décembre 2021 à la maison Dufort. Nous débutons cette mini-série avec une première conversation en compagnie du photographe Georges Harry Rouzier et du journaliste et critique musical Arnaud Robert autour du projet « L’Île enchantée ».

 

IMG 6844 aL’Île enchantée avec Georges Harry Rouzier et Arnaud Robert

Maude Malengrez / FOKAL : Comment est venue cette idée du projet l’Île enchantée qui explore les mouvements musicaux en Haïti et la façon dont ils expriment des faits saillants de la société ?

Georges Harry Rouzier : C’est parti, en 2017, d’une divergence visible qui séparait le rabòday du compa. Les endroits où se jouait ces deux tendances étaient dans un premier temps très indentifiables. Le rabòday, considéré comme une musique du ghetto, née sous les décombres du séisme de 2010, était interdit dans les écoles, dans certaines plages horaires à la radio, … La réalité du ghetto est exprimée dans le rabòday, de manière parfois crue, qu’on voudrait garder loin de nous.  A mesure que je travaillais, mes observations se diversifiaient, et je commençais à élargir mes sujets afin de pouvoir envisager de porter un regard plus vaste et complexe sur la société. Je me suis dit qu’il très important d'intégrer les musiques traditionnelles, les musiques racines qui de nature sont des musiques assez militantes, revendicatrice. Pendant que je réalisais ce travail, en 2018, 2019, un nouveau phénomène a pris de l’importance, avec des jeunes adeptes de la trap music, dont le phénomène dexter.

MM : Quelles ont été les principales options que tu as pris au niveau photographique pour porter quel discours ? Est-ce qu’il y a des tendances que tu as décidé de photographier d'une certaine façon, d'autres d'une autre pour accentuer ce discours ?

GHR : La musique n’est pas si facile à capturer en photographie. Je suis parti de l'idée de montrer les différents espaces liés à chaque tendance, où elles se produisent, où elles se jouent, la façon dont les personnes s’habillent pour se rendre dans les soirées, comment elles se comportent dans les évènements, comment elles s’y rendent, ce qu’elles consomment, … J’ai utilisé le portrait pour montrer les différences d’un style à l’autre. Pour les événements, j’ai essayé d'être le plus proche que possible des sujets, de l’ambiance, et pour cela j’ai beaucoup joué avec les lumières, avec des flashs latéraux pour qu’on retrouve les couleurs et les perspectives, afin que le spectateur qui regarde les images puisse se sentir immergé dans l’ambiance.

MM : Dans ton travail, il y a un côté métaphorique, où les mouvements musicaux sont utilisés, parfois presque caricaturés, pour porter un discours sur la société. Est-ce que c’était une façon de dénoncer certaines choses dans la société tout en évitant le piège de montrer des images violentes du pays qui finissent par blesser au point de laisser le spectateur apathique et impuissant ? Était-ce une alternative ?

GHR : Effectivement, je voulais montrer certains clivages sociaux mais néanmoins montrer des images où les gens photographiés ne sont pas gênés d’y paraitre. Et effectivement, les gens acceptent beaucoup plus facilement, non seulement de se faire photographier mais de s’y voir, même quand il y a un discours plus politique derrière l’image. Ils ne se retrouvent pas dans une situation de conflit face à leur image. J’ai voulu montrer le fait que les jeunes n’arrivent pas à se frayer un passage dans un secteur professionnel, à partir du compa : c'est la tendance qui illustre le mieux cette situation dans le sens où il y a très peu de renouvellement dans les groupes. Depuis les vingt dernières années, il y a très peu de nouveaux groupes, il y a la barrière financière de l’accès aux bals pour les spectateurs. Par contre, dans le rabòday, les artistes qui font des hits ont du mal à faire un vidéo-clip, voir de faire d’autres succès, et souvent leur succès leur est ravis par les producteurs, les DJ, … pour moi c’est comme la classe ouvrière qui travaille dans les factory sans voir le fruit de son labeur.

IMGL7397 aMM : Nous allons maintenant parler un peu plus avec Arnaud Robert, qui a réalisé de nombreux travaux journalistiques qui explorent les sociétés à travers la musique. Avec Georges Harry Rouzier, vous avez travaillé sur une série de reportages en Haïti depuis cette perspective, à la fin de l’année 2019, pour la Radio télévision Suisse. Qu’est-ce que cela permet, la porte d’entrée de la musique, en termes de compréhension d’une société pour ceux qui produisent les travaux, mais aussi en termes d’accessibilité des analyses pour ceux qui lisent/écoutent/regardent ?

Arnaud Robert : À mon avis la musique est une des meilleures portes d'entrée possible dans les sociétés. Je l'ai expérimenté depuis que j'ai commencé à travailler dans le journalisme, en Europe, en Afrique, dans les Caraïbes, en Asie… C'est une des meilleures portes d'entrées qui soit, notamment lorsqu’on s’adresse à des gens qui vivent dans des espaces où ils ont été victimisés, des espaces où se sont déroulées de grandes tragédies. Dans tous les pays du monde, les gens sont fiers de leur musique, ils sont fiers de leur production culturelle. Je suis arrivé en Haïti pour la première fois en 2003, dans les derniers mois de la présidence d’Aristide. C’est une évidence pour vous, Haïtiens, mais pour moi c'était une découverte : les manifestations politiques étaient elles-mêmes des lieux d’expression et de création musicale et poétique liées à l'expression politique. Je me suis dit qu'il y avait là un lieu de rencontre. Je suis admiratif de la façon dont Georges a réussi à dessiner une sorte de cartographie d’Haïti via la production culturelle et en particulier la production musicale, en dessinant d'une certaine manière à la fois les lignes de fractures identitaires, sociales. On pourrait croire qu'il y a des lieux pour les riches, des lieux pour les pauvres, qu'il y a des musiques qui sont plutôt marquées par certaines communautés que d'autres, des musiques pour les chrétiens, des musiques pour les vaudouisants, alors qu’effectivement Georges marque ces frontières là, mais aussi l'incroyable porosité qu’il y a entre ces catégories. Je trouvais très intéressant, moi qui étais resté dans des modèles un peu anciens, comme celui de se dire qu’effectivement le compas était devenu une musique de l'élite et que le rabòday était la musique populaire par excellence, que George me montre que c'est plus complexe que cela, qu’il y a des lieux de rencontre entre des musiques qui apparaissent distinctes, à distance. Je pense donc que la musique nous permet à la fois de cartographier, de définir des espaces mais aussi de nuancer ces espaces et de considérer qu’effectivement il y a des des DJ qui jouent du rabòday dans les grandes soirées des clubs de Pétionville, mais qu’il y a évidemment beaucoup de gens à Carrefour ou en province qui adorent le compa aujourd'hui.

[Écoute d’un extrait de L’Île enchantée où Syto Cavé parle de « La Pèsonn », que vous retrouvez dans la série « L’Île enchantée ».

https://www.rts.ch/info/culture/musiques/10999328-haiti-lile-enchantee.html#chap01]

 

AR : La Pèsonn, c'était vraiment un morceau que j'ai entendu lors de mon premier voyage en Haïti il y a presque 20 ans, et que j'ai adoré d'emblée. Il a cette double qualité : à la fois c’est une très grande chanson, une très belle musique de cœur et un très grand texte parce que c’est un texte à clé. Il y a dans l'histoire de la poésie haïtienne beaucoup de textes à clefs.

Et une des façons de parler de politique en particulier dans un temps d'oppression politique, c'est de détourner le discours, de considérer que ce que tout le monde entend dans une chanson n'est pas forcément ce qui est dit au premier plan. La Pèsonn c'est vraiment ça. Syto Cavé dit qu’il ne se rendait pas compte qu'il était en train d'écrire une chanson politique : il racontait une histoire très personnelle, une histoire intime, le départ d'une femme aimée, et c'est devenu une injonction collective au départ du dictateur. C'est extrêmement fort parce que sans que personne ne l'ait dit, dans cette chanson d'amour, tout le monde a entendu l’appel au soulèvement. Cela s'est passé dans beaucoup d'endroits du monde, en particulier au temps des dictatures, cette façon de « double entendre ».

MM : Très pratiquement, passer par la musique, c'est aussi une façon d'avoir accès à des personnes, des personnalités, plus facilement ? Et de sortir parfois d’une caricature dans laquelle ils (se) sont enfermés, ou au contraire la confirmer, et l’utiliser comme métaphore ?

AR : Avec Georges nous sommes allés voir un concert de Martelly fin 2019 dans un club de Pétion-Ville. On s'est retrouvé dans un lieu complètement paradoxal, parce qu’à la fois proche et loin du chaos, dans une espèce de parenthèse chantée dans la ville, avec des ministres, des hommes d'affaires qui allaient écouter l'ancien président comme si de rien n'était…  On a fait une interview avec quelqu'un qui était à la fois le président du compa, qui avait écrit une musique qui s'appelait bandit légal et avait ce rapport vicieux, problématique à ses responsabilités. Mais avec l'angle de la musique, plutôt que d'affronter l'homme politique, c'était aussi une façon de « double entendre » : dans tous les propos de Martelly sur la musique, il y avait un double fond politique. Georges a réalisé une image incroyable de lui devant ses hommes, devant ses synthétiseurs : cette scène-là elle était pour moi une métaphore du Titanic : l’orchestre qui continue de jouer pendant que le bateau coule. C'est pour vous dire qu’effectivement dans un concert il peut y avoir une métaphore d'un pays ; dans une rencontre avec un musicien peut se concentrer les enjeux d'une nation. Je trouve que Georges le prouve.

IMG 6937 aQuestion du public : Comment les personnes rencontrées au cours de ce travail ont vécu cette enquête? Est-ce que cela a changé selon les styles musicaux ?

GHR : Pour les accès, quand je disais que je fais un travail sur la musique, c’était assez facile pour les participants aux évènements. Parfois c’était même un problème, car quand je venais avec un badge de Ticket, qui m’a aidé en ce sens à avoir accès aux évènements, les gens voulaient poser, ce qui ne m’intéressait pas. Avec les jeunes des musiques Trap, c’était beaucoup plus facile : ils n’avaient pas de plateforme à l'époque pour se faire voir. Avec eux les rendez-vous étaient toujours sûrs. Pour le compa c'était compliqué : on peut dire que 90% des groupes ne vivent pas en Haïti, surtout les plus populaires. On a accès aux artistes uniquement dans les soirées, c'est compliqué d'aller chez eux, d'entrer dans leur quotidien, contrairement aux autres tendances. Il y a aussi une question d’image, par exemple je suivais un jeune artiste de compa qui se rendait au studio mais il ne voulait pas que je le photographie s’y rendant à moto, car cela ne correspond pas au standing qu’ils veulent donner via le groupe.

 

Retrouvez les reportages radiophoniques d’Arnaud Robert réalisés pour la Radio Télévision Suisse en collaboration avec Georges Harry Rouzier.

Dans le même thème, visionnez ce film d’Humberto Solas, Si m pa rele, réalisé en 1972 à Cuba avec la grande chanteuse populaire Martha Jean-Claude, qui explicite elle aussi les liens entre musique et politique en Haïti : « La chanson est le refuge de mon peuple ». (uniquement accessible si vous êtes en Haïti).

 

À venir : Discussion avec Fabienne Douce et Gianna Salomé autour du projet « Pingue » (2/4)

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